De Benjamin Constant à Jean Sarkozy, en passant par 1929

Je rattrape ces temps-ci, entre deux bouquins de science-fiction britannique, tout le retard que j'ai accumulé au fil des ans en termes de littérature française plus classique. J'ai toujours détesté les études de livres à l'école, car je n'aime pas que l'on me force à lire des choses qui ne me disent rien. On me disait de lire Zola, je disais que nenni, et me plongeais dans John Brunner, Frank Herbert, ou Robert Silverberg; on me parlait de Balzac, et j'allais me réfugier chez Arthur Conan Doyle ou Agatha Christie.
La dulcinée, m'ayant fait enfin lire du Zola, a fait voler en éclats cette barrière dressée par l'école de la République dans mon esprit. Je repasse donc tout: Zola, Balzac, Musset, et, dernièrement, Benjamin Constant. A part Zola qui parle du peuple et de la fange, les autres, tout comme Flaubert, dont je garde de mes lectures scolaires un glauque souvenir, rentrent à peu près tous dans le même cadre, la même perspective: des jeunes gens aisés, brisés par l'ennui et leurs passions, qui détruisent leur vie, soit activement, soit par sacrifice, soit un peu des deux. Tout un monde de rentiers qui, dans la débauche ou l'austérité, noie son mal-être dans un mélange d'ennui et de passions impossibles ou destructrices.
Soit c'est une jeune fille, bien sur elle, qui se laisse séduire par un gredin qui brise sa vie alors qu'elle accepte son sort, sacrifiant son bonheur, sa santé, sa vie pour l'ingrat; soit c'est un coquin qui, se dirigeant au hasard de ses passions, cherche l'amour mais ne réuissit qu'à le briser partout où il va. C'est encore plus frappant chez Benjamin Constant, en cela que ses écrits sont autobiographiques; analysant froidement, sans s'excuser ni se vanter, ses innombrables revirements de coeur, il retrace sa jeunesse torturée mais insouciante. Quand il a de l'argent, il ne compte pas; quand il en manque, il en demande à ses amis, ou à des banquiers de son père, souffrant de l'humiliation, mais n'ayant jamais l'idée saugrenue d'avoir à travailler pour subvenir lui-même à ses besoins.
Cette jeunesse qui s'ennuie et s'assoupit sur ses rentes et sur la fortune de ses parents était-elle la jet set du XIXe? Ces gens qu'à travers ces oeuvres littéraires on admire, dont on vit les émotions, étaient-ils les têtes à claques de l'époque? Que pensait le commun des mortels de ces oisifs qui, en plus d'avoir le luxe de s'ennuyer, osaient s'en plaindre? Le narrateur de Confession d'un enfant du siècle, de Musset, qui se vautre alors dans la débauche, côtoie des Anglais qui dépensent à qui mieux-mieux, raisonnant que s'ils dépensent, c'est qu'ils s'amusent; seulement c'est un artifice, une illusion. Est-ce que les gens qui ornent les pages people sont si différents? Cette bourgeoisie jeune et insouciante, oisive car se reposant entièrement sur ses parents, n'est-ce pas l'équivalent de Paris Hilton et de Jean Sarkozy? Bien sûr, les intellectuels, les littéraires, étaient d'une autre trempe et d'un autre talent, mais il y a fort à parier que pour chaque Benjamin Constant, dans son milieu, il y avait quand même tout un tas de petits merdeux.
Merci à Zola pour avoir brisé toute cette littérature enfermée sur elle-même, et avoir osé parlé d'autre chose que des états d'âme du fils à papa ou des malheurs de la niaise du bourg.

On peut crier ici à l'anachronisme, mais l'Histoire n'est pas si loin qu'on pourrait la croire. Pourquoi les gens, la société, seraient-ils si différents il y a cent, deux cents ans? Par exemple, l'écoute d'une compilation de chansons des années 30 autour du thème de l'argent m'a rappelé à quel point nos préoccupations économiques d'aujourd'hui, qui semblent nouvelles, par opposition au bon vieux temps où tout allait bien, n'ont rien d'exceptionnel. Quelques morceaux choisis:

Le paquet fiscal de Sarkozy?

(1930)
au lieu d'imposer l'travailleur qui enrichit l'gouvernement,
imposez plutôt les noceurs, et qu'ils paient pour les pauvres gens
oh oui la loi qu'il fallait faire, j'vous l'dis messieurs du parlement,
c'est pas l'impôt sur les salaires, mais c'est l'impôt sur les feignants!
ou

(1936)
en France, il est deux cent familles
qui accaparent la richesse.
en France, il est deux cent familles
qui provoquent votre détresse.

Fillon: les caisses sont vides!

(1926)
en France depuis quelques temps, ca va très mal évidemment,
et dans nos caisses il n'y a plus d'argent.

La spéculation sur les monnaies, la crise immobilière?

(1926)
des hommes d'affaires peu scrupuleux, profitant des grands malheureux,
spéculent sur le franc, c'est scandaleux,
ils achètent pour une bouchée de pain, tous nos immeubles tous nos terrains,
bientôt il ne nous restera plus rien.
Le dollar qui domine, qui rend fou, qui affame les perdants de la spéculation céréalière, qui broie le Tiers Monde alors que toujours plus de richesses sont créées?

(1932)
on joue, on perd, on gagne, on triche,
pétrole, chaussettes, terrains en friche,
tout s'achète tout se vend on devient riche,
dollar...

mais sous un ciel de cendre,
vous verrez un soir,
le dieu Dollar descendre,
du haut d'son perchoir,
et devant ses machines,
sans comprendre encore,
l'homme crever de famine,
sous des montagnes d'or
L'argent et la justice?

(1929)
au-dessus des lois, au-dessus des hommes,
quel est le maitre inexorable et tyrannique,
le fric
c'est lui l'arbitre tout puissant
qui fait le coupable l'innocent
le juge aveugle et la justice paralytique,
le fric

Bref, en conclusion de cet article aberrant, sans queue ni tête et parsemé de parallèles honteux, nous vlà beaux.