Fouilles.

Mon sac peut parfois contenir des objets qui feraient hausser les sourcils d'un policier zélé. J'ai déjà fait des voyages transatlantiques en avion avec un couteau suisse dans mon sac à dos, juste avec les attentats du 11 septembre. J'ai aussi le souvenir ému d'un été moite passé à traverser la France pour échouer à des oraux de maths et de physique, où pour me faire un sandwich, j'avais acheté dans un supermarché un splendide et énorme couteau de cuisine. Peut-être que mes examinateurs auraient été plus agréables s'ils avaient su que j'avais une lame de 20cm dans mon sac à côté du tableau.

Dimanche, j'ai réalisé une traversée épique. Il faisait entre 32 et 3000°C, sans vent, avec un soleil lourd, et j'ai dû parcourir la distance entre le bout du quai le plus éloigné de la gare de Lyon, et la gare d'Austerlitz. La première était débordante de monde et la seconde se situait à peu près à l'infini. Lourdement chargé, après m'être frayé un chemin entre les familles, les obèses, les types louches qui parlent tout seul et les adolescents frimeurs, qui encombraient la gare de Lyon, il m'a fallu traverser le très long et exposé pont menant à Austerlitz.

Le parcours a bien sûr été interminable, et pendant que je perdais environ 60% de mon contenu en eau, je me suis encouragé intérieurement, en me disant que je n'avais pas le droit de faiblir et de m'effondrer comme une fiente en plein soleil. Des gens seraient sans doute venus. Qui est-il? Quel est le nom de ce géant sympathique mais évanoui, qui a perdu connaissance sur le bitume implacable de la capitale assommée de chaleur? Pour reconstruire mon parcours, ils auraient pu regarder le contenu de mes sacs. Quelle histoire reconstruire avec, entre autres, le marteau de maréchal-ferrant de l'arrière grand-père, un livre d'astrophysique, un dictionnaire anglais-français de 1846, une tranche de Comté, et quelques casseroles en cuivre?

Il est de ces occasions où il faut avoir le bon goût de ne pas s'évanouir, se faire renverser par un bus ou se faire contrôler intempestivement par des policiers.

Un peu de littérature que diable V.

Quoi, la remontée dans le temps de mes lectures n'est pas arrivée à un terme, sûrement mérité? Pas encore. C'est que je lis des choses bien, en ce moment, et avant de pouvoir en parler, j'ai encore un bon paquet de bouquins à passer. Allons-y, cela fera passer le temps pendant cette adorable canicule printanière.

24. 'Best of', H.P. Lovecraft.
Après K. Dick, un autre auteur marquant, mais, comment dire, là où Dickounet a juste pris du LSD, Lovecraft a un pied dans l'asile de fous. Il faut s'imaginer un type relativement médiocre et insignifiant du début du XXe dans la Nouvelle-Angleterre dont les racines puritaines n'inspire pas la fantaisie, et qui, fiévreusement, chez lui, dans un anglais châtié et vieilli, délicieusement désuet, toujours digne et travaillé, écrit des nouvelles pleines de malédictions, de démons sans âge, de Dieux maléfiques, d'artistes fous, de meurtres, de lieux étranges et maudits, habités par des créatures marginalement humaines. Ca décape, et le tout semblerait presque anachronique si ce n'était le style solennel qui peut, je l'avoue, paraître au premier regard un peu ennuyeux, mais qui participe à l'atmosphère particulière de toutes ces nouvelles.

25. Histoire du Juif Errant, Jean d'Ormesson.
Soufflé par une ancienne lecture de la Gloire de l'Empire, j'ai voulu m'attaquer à d'autres romans de ce délicieux monsieur. Un peu comme dans le Pendule de Foucault d'Umberto Eco, le lecteur est pris dans le tourbillon d'une Histoire éclatée puis reconstituée, réinterprété dans un nouveau puzzle, avec pour personnage central et innamovible le Juif Errant, cynique, enthousiaste, rancunier et en perpétuel mouvement. Lire d'Ormesson, c'est se laisser glisser doucement, c'est savourer avec lui son histoire. Un peu trop avec lui, peut-être, car là où la Gloire de l'Empire a la fausse objectivité d'un Michelet, le Juif Errant se heurte un peu à d'Ormesson, l'homme, mais heureusement moins quand dans le Rapport Gabriel, lu ultérieurement.

26. Demain les chiens, Clifford Simak.
Ne voulant jamais trop m'éloigner de la SF, je me lance à un supposé classique introuvable en langue de Shakespeare. Parfois, les éditeurs américains et anglais délaissent des auteurs, qui sont amoureusement publiés par des français, comme Brian Aldiss. C'est la seule chose notable à dire sur ce roman, qui se lit facilement, mais qui laisse facilement filtrer par sa ringardise le fait qu'il a été écrit en 1952. Ca parle de chiens, qui survivent aux hommes, sauf un type, qui apprend aux fourmis à construire des chariots. Je ne me souviens plus très bien, sauf que l'idée générale est que la technologie, c'est vilain.

27. Eugénie Grandet, Balzac.
Voulant plonger enfin dans les classiques de la littérature française, après avoir enfin découvert Zola, je me lance dans Balzac. Au risque de paraître paysan et rustre, mais mon enthousiasme s'arrête assez vite. Outre la typographie pénible, avec ses paragraphes interminables, sans aucun retour à la ligne, même pour les trois phrases de dialogue du romain, le sujet n'a rien de follichon. Là où Zola tape là où la société a mal, Balzac comme Flaubert ou ce genre de personnages reprend l'éprouvé scénario suivant:
  • Une jeune fille innocente est élevée dans l'idée de la vertu dans un milieu bourgeois mais strict
  • Débarque un jeune homme représentant le monde et la liberté, qui corrompt son coeur puis s'en va
  • La jeune fille cultive maladivement le culte du jeune homme
  • Ledit jeune homme est un ingrat qui est totalement insensible à ce dévouement
  • La jeune fille, meurtrie par ce dédain, sacrifie néanmoins son existence terne et oisive au souvenir des deux ou trois conversations qu'elle a pu entretenir un jour avec le malotru.
Alors je me ferai peut-être casser la gueule par des profs de français indignés, mais ces histoires noires sur des vies brisées où rien ne se passe, ça me barbe.

28. Nana, Zola.
Zola, à la rescousse, pour me délivrer du pesant Balzac. Alors que ce dernier était apparemment en admiration devant le premier, tout les sépare. Dans Nana, la susnommée, fille de Gervaise de l'Assomoir, est la courtisane venue de la rue qui corrompt de l'intérieur la haute bourgeoisie d'un Empire tellement rongé par ses vices qu'il se désagrège sous leur poids. Zola, comme toujours, reste en retrait, mais pousse, bouscule, malmène ses personnages. Nana, c'est l'histoire d'une femme qui chute irrémédiablement, mais qui veut à tout prix emporter tout le beau monde qui lui fait la cour avec elle. C'est l'histoire de tous les puissants, industriels, banquiers, politiques, aristocrates, qui se tiennent tellement entre eux par leur corruption qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils sont tous en train de tomber en même temps.

1er mai à Paris.

J'aime me promener dans la rue et prendre des quidams en photo, mais les quidams n'aiment pas forcément se voir braquer mes peu discrets objectifs dans leur figure. Comme si le monde n'était pas qu'une source de divertissement destinée à occuper ma personne! Des fois, les gens ne savent pas où est leur place.

Toujours est-il que j'affectionne les grands rassemblements populaires, parce que dans la foule, on ne voit pas forcément le pleutre photographe qui vole en douce les portraits en s'imaginant qu'il capture des âmes. Le 1er mai, je me suis donc fondu dans la population.

Paris, sous le soleil, gagné aux piétons! Quel plaisir si rare, dans une ville superbe mais étouffée, broyée, noyée, salie sans cesse par le flux de bruit, de crasse et de gaz polluants des voitures. La rue s'ouvre au flâneur, respire, s'étire.

Je fais un détour par le cimetière Montparnasse, espérant retrouver des bouts d'histoire sous des pierres abandonnées aux mousses, comme au Père-Lachaise. Cet espoir est déçu, mais je finis par trouver des CRS qui font la queue devant les WC du cimetière, à deux pas de la tombe de Poincaré.

Remontant la file des camionnettes où ces messieurs des services d'ordre se partagent des galettes sur des petites tables, je me dirige vers Place Denfert-Rocherau, guidé par les sifflets.

J'arrive enfin, sous une immense bannière représentant Marx, Engels, Lénine et Staline, flottant au vent à travers les fumées du marchand de saucisses en dessous. Le républicain en moi est pris de vertiges.

A côté, il y a des Kurdes, des Palestiniens, et les omniprésents Tigres Tamouls. Je me fraie un chemin dans la foule et entre les véhicules pour ne pas sentir jusqu'à ma mort la saucisse grillée.

Je remonte la rue, et tous les manifestants, regroupés en poches plus ou moins bruyantes, attendent le départ. Il y a des chants, des cris, des tracts distribués, des slogans déclamés au micro, et des saucisses et sandwiches qui changent de mains. C'est comme une grande foire où personne n'aurait rien à vendre, et où chacun retrouve les siens pour défiler.

Je remonte les électriciens, la CGT, les travailleurs sans papier, la CFDT, FO, et tous les autres, rangés par paquets dans l'attente de l'ébranlement. Et puis, dans un coin de rue, j'aperçois des gens différents. Ils n'ont pas de grosse moustache grise, ils ont moins de cinquante ans, ils n'ont pas de béret, il y a peu de femmes parmi eux. Ils sont jeunes, mâles, mal rasés, le teint pâle de ceux qui ne voient jamais le soleil; certains ont une queue de cheval. Ils sont en jean et en tshirt noir où figurent d'obscures références informatiques. Je m'arrête. Des geeks, dans la rue! Mon peuple, ici!

L'APRIL, la Quadrature du Net, Ubuntu-fr, et les comparses habituels sont là. Quelques bannières anti-Hadopi flottent çà et là. La loi est une telle aberration qu'elle fait sortir ceux qui ne sortent jamais de chez eux.

Au milieu, tenant la banderole, je reconnais les députés Bloche et Brard. Ce sont les fers-de-lance de la contestation de cette loi abracadabrantesque et obsolète avant d'être votée; qui regarde les débats (qui n'ont de débats que le nom, n'étant qu'une suite de monologues d'opposition, y compris de quelques braves à l'UMP, se heurtant au silence et à l'incompétence de la ministre Albanel et du rapporteur Riester) savoure leurs interventions multiples.


Brard (en jaune, hilare), c'est le vieux professeur, qui parle toujours avec lyrisme, culture, qui s'emporte dans d'élégantes critiques pleines de dérision et d'une pointe de délicieuse mauvaise foi. "Madame le ministre, je vois que vous opinez du chef dans le mauvais sens..."


Quant à Bloche (ci-dessus), c'est le portrait même du député. Physiquement, il a une tête de député. Quelqu'un, à quelques pas, m'a demandé qui était ce député, car sans le connaître il avait naturellement senti qu'il ne pouvait être qu'un député. Si Bloche était né dans des temps où le Parlement n'existait pas, il aurait quand même été député, tout seul. Carré, droit, l'air grave, toujours très précis et rigoureux dans le discours, ne tombant jamais dans la facilité des attaques ad hominem, c'est l'image du député que celui qui n'a jamais regardé des débats de la véritable assemblée se fait de la représentation nationale. Pour un contre-exemple, il faut regarder par exemple les interventions de l'assez exécrable Gosselin.

Enfin le cortège s'avance, et derrière un mur de journalistes et photographes j'aperçois de loin le casque capillaire de Bernard Thibault, sorte de Dark Vador décoloré. Chaque paquet de manifestants s'avance un à un, et les anti-Hadopi arrivent finalement à s'insérer dans la masse.

S'ensuit une longue promenade à travers un Paris sans voitures mais avec un gros tas de piétons. De près ou de loin, je gravite autour de mes frères geeks, volant l'image des passants alentour. A chaque coin de rue, des banderoles anarchistes, des slogans scandés sans réfléchir, des affiches d'associations ou de partis obscurs. "Vive le canibalisme social, dans le patron, tout est bon!" crie un distributeur de tracts, qui répand ses relents léninistes dans la foule. Le PS attend sagement dans une rue perpendiculaire de pouvoir s'avancer à son tour. Je vois Martine, Cambadélis et Jean Polochon, l'émotion m'étreint. Plus loin, c'est la moustache de Mamère qui répond à des journalistes. Alain Lipietz surgit de nulle part et rejoint le cortège.

Sur le passage des anti-Hadopi, des sourcils se lèvent. Il faut dire que le français moyen, dans le contexte politique, économique, et médiatique actuel, n'est pas au courant que le gouvernement veut contrôler Internet, contraindre à l'installation de logiciels espions, confier la surveillance des communications à des intérêts privés avec des pouvoirs normalement réservés aux brigades anti-terroristes, et bouter hors du réseau les gens qui auront déplu à Pascal Nègre. Les quidams hochent la tête, mais ne comprennent pas tous l'enjeu de société qui se joue.

Finalement, c'est sans député mais deux fois plus nombreux que les anti-Hadopi arrivent place de la Bastille. De jeunes gens sont montés au pied de la colonne, et un drapeau tamoul flotte au milieu d'eux, à côté d'un mime marceau portant un drapeau gay. Une fois arrivée, la foule se disperse, en silence, comme à la fin d'une ballade.

Je suis rentré avec mon reflex alourdi d'âmes de toutes sortes.