1er mai à Paris.

J'aime me promener dans la rue et prendre des quidams en photo, mais les quidams n'aiment pas forcément se voir braquer mes peu discrets objectifs dans leur figure. Comme si le monde n'était pas qu'une source de divertissement destinée à occuper ma personne! Des fois, les gens ne savent pas où est leur place.

Toujours est-il que j'affectionne les grands rassemblements populaires, parce que dans la foule, on ne voit pas forcément le pleutre photographe qui vole en douce les portraits en s'imaginant qu'il capture des âmes. Le 1er mai, je me suis donc fondu dans la population.

Paris, sous le soleil, gagné aux piétons! Quel plaisir si rare, dans une ville superbe mais étouffée, broyée, noyée, salie sans cesse par le flux de bruit, de crasse et de gaz polluants des voitures. La rue s'ouvre au flâneur, respire, s'étire.

Je fais un détour par le cimetière Montparnasse, espérant retrouver des bouts d'histoire sous des pierres abandonnées aux mousses, comme au Père-Lachaise. Cet espoir est déçu, mais je finis par trouver des CRS qui font la queue devant les WC du cimetière, à deux pas de la tombe de Poincaré.

Remontant la file des camionnettes où ces messieurs des services d'ordre se partagent des galettes sur des petites tables, je me dirige vers Place Denfert-Rocherau, guidé par les sifflets.

J'arrive enfin, sous une immense bannière représentant Marx, Engels, Lénine et Staline, flottant au vent à travers les fumées du marchand de saucisses en dessous. Le républicain en moi est pris de vertiges.

A côté, il y a des Kurdes, des Palestiniens, et les omniprésents Tigres Tamouls. Je me fraie un chemin dans la foule et entre les véhicules pour ne pas sentir jusqu'à ma mort la saucisse grillée.

Je remonte la rue, et tous les manifestants, regroupés en poches plus ou moins bruyantes, attendent le départ. Il y a des chants, des cris, des tracts distribués, des slogans déclamés au micro, et des saucisses et sandwiches qui changent de mains. C'est comme une grande foire où personne n'aurait rien à vendre, et où chacun retrouve les siens pour défiler.

Je remonte les électriciens, la CGT, les travailleurs sans papier, la CFDT, FO, et tous les autres, rangés par paquets dans l'attente de l'ébranlement. Et puis, dans un coin de rue, j'aperçois des gens différents. Ils n'ont pas de grosse moustache grise, ils ont moins de cinquante ans, ils n'ont pas de béret, il y a peu de femmes parmi eux. Ils sont jeunes, mâles, mal rasés, le teint pâle de ceux qui ne voient jamais le soleil; certains ont une queue de cheval. Ils sont en jean et en tshirt noir où figurent d'obscures références informatiques. Je m'arrête. Des geeks, dans la rue! Mon peuple, ici!

L'APRIL, la Quadrature du Net, Ubuntu-fr, et les comparses habituels sont là. Quelques bannières anti-Hadopi flottent çà et là. La loi est une telle aberration qu'elle fait sortir ceux qui ne sortent jamais de chez eux.

Au milieu, tenant la banderole, je reconnais les députés Bloche et Brard. Ce sont les fers-de-lance de la contestation de cette loi abracadabrantesque et obsolète avant d'être votée; qui regarde les débats (qui n'ont de débats que le nom, n'étant qu'une suite de monologues d'opposition, y compris de quelques braves à l'UMP, se heurtant au silence et à l'incompétence de la ministre Albanel et du rapporteur Riester) savoure leurs interventions multiples.


Brard (en jaune, hilare), c'est le vieux professeur, qui parle toujours avec lyrisme, culture, qui s'emporte dans d'élégantes critiques pleines de dérision et d'une pointe de délicieuse mauvaise foi. "Madame le ministre, je vois que vous opinez du chef dans le mauvais sens..."


Quant à Bloche (ci-dessus), c'est le portrait même du député. Physiquement, il a une tête de député. Quelqu'un, à quelques pas, m'a demandé qui était ce député, car sans le connaître il avait naturellement senti qu'il ne pouvait être qu'un député. Si Bloche était né dans des temps où le Parlement n'existait pas, il aurait quand même été député, tout seul. Carré, droit, l'air grave, toujours très précis et rigoureux dans le discours, ne tombant jamais dans la facilité des attaques ad hominem, c'est l'image du député que celui qui n'a jamais regardé des débats de la véritable assemblée se fait de la représentation nationale. Pour un contre-exemple, il faut regarder par exemple les interventions de l'assez exécrable Gosselin.

Enfin le cortège s'avance, et derrière un mur de journalistes et photographes j'aperçois de loin le casque capillaire de Bernard Thibault, sorte de Dark Vador décoloré. Chaque paquet de manifestants s'avance un à un, et les anti-Hadopi arrivent finalement à s'insérer dans la masse.

S'ensuit une longue promenade à travers un Paris sans voitures mais avec un gros tas de piétons. De près ou de loin, je gravite autour de mes frères geeks, volant l'image des passants alentour. A chaque coin de rue, des banderoles anarchistes, des slogans scandés sans réfléchir, des affiches d'associations ou de partis obscurs. "Vive le canibalisme social, dans le patron, tout est bon!" crie un distributeur de tracts, qui répand ses relents léninistes dans la foule. Le PS attend sagement dans une rue perpendiculaire de pouvoir s'avancer à son tour. Je vois Martine, Cambadélis et Jean Polochon, l'émotion m'étreint. Plus loin, c'est la moustache de Mamère qui répond à des journalistes. Alain Lipietz surgit de nulle part et rejoint le cortège.

Sur le passage des anti-Hadopi, des sourcils se lèvent. Il faut dire que le français moyen, dans le contexte politique, économique, et médiatique actuel, n'est pas au courant que le gouvernement veut contrôler Internet, contraindre à l'installation de logiciels espions, confier la surveillance des communications à des intérêts privés avec des pouvoirs normalement réservés aux brigades anti-terroristes, et bouter hors du réseau les gens qui auront déplu à Pascal Nègre. Les quidams hochent la tête, mais ne comprennent pas tous l'enjeu de société qui se joue.

Finalement, c'est sans député mais deux fois plus nombreux que les anti-Hadopi arrivent place de la Bastille. De jeunes gens sont montés au pied de la colonne, et un drapeau tamoul flotte au milieu d'eux, à côté d'un mime marceau portant un drapeau gay. Une fois arrivée, la foule se disperse, en silence, comme à la fin d'une ballade.

Je suis rentré avec mon reflex alourdi d'âmes de toutes sortes.