Pour continuer à faire peur.

On ne sort jamais indemne d'une lecture ou relecture de l'excellent et terrifiant 1984 de George Orwell. Ecrit en 1949, 1984 a des allures de gigantesque avertissement semi-prophétique par lequel, si l'on est courageux, on peut interpréter grand nombre de phénomènes et évènements se déroulant de nos jours dans le monde. La société qui y est décrite semble être celle vers laquelle tend tout régime ou pays assuré d'un grand pouvoir. Des mécaniques qui paraissent inexorables, vers lesquelles on se sent poussé malgré soi.
Certes, le roman avait été pensé dans un cadre où l'on avait le régime communiste encore en vigueur en URSS, et aussi comme récent modèle la dictature fasciste. En lisant 1984, on essaie désespérément de repousser le Parti d'Oceania à ces monstruosités du passé, d'interpréter le livre comme un présent alternatif terrifiant, s'appuyant sur l'hypothèse que l'une d'elles aurait survécu. Et pourtant, inexorablement, au fil des pages, les idées, les thèmes, les concepts, font écho à nos sociétés actuelles dans ce qu'elles ont de plus dangereux et de plus insidueux.

Est-ce faire preuve d'un esprit mal placé ou grotesque que de voir surgir entre les lignes l'Amérique de Bush?
Qui contrôle le présent contrôle le passé. Qui contrôle le passé contrôle l'avenir. La société de 1984 possède son grand ministère de propagande et de mensonges, le Ministère de la Vérité. Le mensonge comme raison d'Etat, comme source même de la pérénnité du système, de pair avec la guerre perpétuelle.
Eisenhower, en quittant le bureau ovale au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, avait mis en garde ses compatriotes: les USA s'étaient doté d'une machine de guerre surpuissante, un complexe militaro-industriel qui devait être démantelé sous peine de devenir incontrôlable. Il n'a pas été écouté. Depuis, les USA ont été en conflit quasi permanent (cet article de Wikipedia pour te convaincre); comme la guerre perpétuelle dans 1984, le conflit est un moyen de continuer à faire tourner son industrie des armes, qui emploie une proportion démesurée de la population. Ces guerres sont toujours au loin; on détruit des pays à l'autre bout du globe, et à l'intérieur la seule conséquence est une embellie des industries de l'armement qui ont planifié toute la chose.
Pour la faire passer, il faut donner une bonne raison au peuple: les soldats de Saddam Hussein, en 1990, jetaient les bébés des couveuses au Koweit, pleura une jeune fille à l'ONU. Le monde s'indigne, on prépare la guerre. La jeune fille en question était la fille de l'ambassadeur du Koweit, et son témoignage était entièrement faux; qu'importe, personne ne le sait, et les américains, toujours soucieux de réécrire leur histoire sous le meilleur jour, utilisent toujours l'anecdote comme étant véridique dans leur transcription des faits. Qui contrôle le présent contrôle le passé. Qui contrôle le passé contrôle l'avenir.
Pour la dernière guerre en Irak, Bush fils raconte comment Saddam Hussein décapite tout le monde; comment il possède des armes de destruction massive qu'il s'apprête, d'une façon mystérieuse, à déchaîner sur le territoire américain; et que Saddam Hussein et Bin Laden travaillent main dans la main, comme pour le 11 septembre. Le monde entier savait pertinemment à l'époque que tout était faux; et pourtant encore maintenant la majorité des américains y croit encore.
Qui contrôle le présent contrôle le passé. Qui contrôle le passé contrôle l'avenir. Saddam Hussein est notre ennemi; il a donc toujours été notre ennemi. Ceux qui ont asséné jour et nuit pendant des mois et des mois ces déclarations étaient les mêmes qui étaient tout contents de vendre des armes à Hussein dans les années 80 pendant la guerre Iran-Irak. Voir la photo ci-contre de Donald Rumsfeld, architecte de la guerre en Irak, qui n'avait pas l'air aussi indigné à l'époque.
Il y a une scène formidable dans 1984 qui se déroule pendant la Semaine de la Haine, dans laquelle au cours d'une grand-messe destinée à exciter les foules contre l'ennemi de toujours, l'Eurasie, l'adversaire change brusquement sans que le peuple ne s'en rende compte. Un peu comme les américains ont basculé de l'arch-ennemi Bin Laden à Saddam Hussein avec une facilité extrème, sans qu'on leur apporte de preuve de lien entre les deux, autre que les mensonges officiels.

Dans le livre, le terrible O'Brien assure que l'on ne peut être que libre ou heureux; et que pour le Bien commun c'est le bonheur qui a été choisi; un bonheur très contrôlé et bien délimité. Combien de libertés sont de nos jours confisquées au nom de la sécurité, de la protection du peuple?
D'après Bush, les écoutes téléphoniques sans mandat sont légales, puisqu'elles participent au bonheur de la Nation en tentant de détecter les terroristes. On se rappelle de l'histoire du français (pas finaud, certes) qui avait été emprisonné et avait dû plaider coupable pour avoir dit le mot "bombe" à bord d'un avion américain. Il faut se tenir à carreau pour ne pas être pris pour un terroriste.
Un professeur d'art nommé Hasan Elahi s'était fait prendre pour un terroriste par le FBI il y a 5 ans; maintenant, il doit appeler le FBI avant de prendre l'avion pour être sûr de ne pas se faire arrêter à l'aéroport, et il poste sur son site ses moindres faits et gestes, ainsi que sa position exacte à tout instant.

Mais l'Amérique n'a pas le monopole en ce qui concerne l'application de 1984. Le Royaume-Uni a récemment mis au point une caméra qui scrute la rue, et rappelle verbalement les citoyens à l'ordre quand ils jettent un papier par terre ou qu'ils n'écrasent pas correctement leur cigarette. A la surveillance totale et constante à laquelle sont habitués nos amis outre-Manche s'ajoute le plaisir de l'humiliation publique et gratuite par un fonctionnaire de police tout-puissant qui a le droit de distribuer les bons et mauvais points du confort de sa chaise, devant son micro et son écran télé.
En 1949, Orwell avait imaginé le telécran, sorte de télévision, impossible à éteindre, dont le son ne peut être coupé, et qui sert en même temps de caméra de surveillance, parfois invectivant de vive voix les contrevenants. On y arrive gentiment.

Je vais arrêter là dans mes divagations folles basées sur 1984. Toujours reste-t-il que ce livre recelle un pouvoir, une force extraordinaire, qui attrapent le lecteur dès la première ligne, et le recrachent désemparé à la dernière.

Et pour la petite histoire, l'image de ce post n'est pas une couverture de 1984, c'est un poster datant de 2002, affiché à Londres, censé rassurer les habitants qu'un nouveau système de surveillance allait leur apporter la sécurité.

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    # by Anonyme - 27 juin 2007 à 17:11:00 UTC+1

    je t'aime.