Un peu de littérature que diable I

Enfant, j'étais adorable. C'est du moins le souvenir que j'essaie d'avoir de moi-même. Pantouflard précoce, je me suis très tôt adonné à deux préoccupations obsessionnelles: lire, et faire des listes. Les années ont passé, mais je ne conçois pas un chez-moi sans piles de bouquins, et je suis encore, épisodiquement, emporté par une fièvre irrationnelle d'ordre, de symétrie, de propreté, et l'idée de dresser des listes claires, nettes, exhaustives, me donne des vertiges. Ces vertiges sont généralement rattrapés quelques instants plus tard par la paresse, qui rappelle l'effort dans la durée qui est induit par de telles entreprises.

Ma bien-aimée pourra témoigner que les mots d'ordre et de propreté venant de ma bouche peuvent sembler être du second degré, une affaire touchant au burlesque. Je suis maniaque, mais de façon très sélective. En fait, ça se limite aux livres.

Un livre s'achète neuf. Le papier sent bon, la reliure est impeccable, la couverture lisse. Quand on l'ouvre, délicatement, les premières pages râpent doucement contre l'intérieur de la couverture. Pendant la lecture, celle-ci doit être délicatement courbée, en prenant soin de garder une reliure droite, pour éviter que celle-ci ne se déforme, ou -- horreur -- qu'elle ne plie, offrant une ligne infâme, une boursouflure rectiligne sous les doigts qui tiennent le livre.
Ce n'est pas par hasard que je suis intransigeant sur la reliure. C'est que derrière toute obsession se cache un traumatisme. Etant enfant, un de mes livres, à l'époque un de ces livres-dont-vous-êtes-le-héros qui m'ont en premier amené à la science-fiction, a non seulement subi un pli de sa reliure, mais pis encore! celle-ci s'est désagrégée totalement, et les pages se sont alors détachées sous mes yeux horrifiés. J'en tremble encore.
En réalité, comme je ne jette jamais un livre (à part Millenium, de Larsson, que j'aurais volontiers mis aux ordures si je n'avais pas pu me faire rembourser), je viens de me rendre compte que je l'ai encore, et voici des images pour illustrer cette infâmie. Je ne me souvenais plus que pour lutter contre l'entropie implacable et cruelle qui détruisait mon bien, j'avais dans un touchant mais lamentable effort essayé de scotcher les feuilles volantes.





Pour ma défense, j'avais acheté ce livre, d'après le tampon à l'intérieur, quand les numéros de téléphone n'avaient encore que 8 chiffres. Pour donner le vertige aux plus jeunes: à l'époque, Google n'existait pas. Ah, le vieux con!
Toujours est-il que depuis cet épisode fatal, je manipule mes livres avec plus de soin que certains leurs idoles.

Et puis, autre problématique cruciale pour qui comme moi aime lire les livres dans la langue de Shakespeare: nos amis américains sont tellement occupés à être le sommet de l'évolution humaine et le symbole de la liberté, qu'ils en ont oublié d'apprendre à utiliser une encre qui reste sur le papier. Après une heure de lecture, on a les doigts noirs d'encre, à tel point que l'on pourrait se dessiner des fausses moustaches, si la présence de véritables moustaches ne gâchait pas l'effet. Mais cela a une conséquence plus funeste: le pouce saupoudré d'encre noire se frottant au fil de la lecture à la tranche du livre, celle-ci se retrouve barrée d'un trait repoussant de saleté.
C'est tout un art, et un savoir-faire, que de pouvoir manipuler ces volumes en préservant leur tranche intacte. Les premiers livres américains que j'ai lus portent la trace honteuse et indélébile de mon inexpérience d'alors.

J'en profite pour maudire tous ceux qui cornent les pages en lieu et place d'un marque-pages réglementaire, et je ne parle pas de ceux qui plient entièrement la couverture du devant, pour la coller à celle de derrière, en brisant la reliure et en déformant affreusement toutes les pages. Leur châtiment, j'en suis sûr, viendra en temps et en heure.

Toujours est-il qu'avec le temps va, tout s'en va, et que mes habitudes de lecture s'étaient petit à petit dissolues en faveur, notamment, de visionnages intensifs de Futurama, Arrested Development ou encore du désopilant et sophistiqué, mais inconnu en France, Frasier. Et puis, l'année dernière, un évènement cataclysmique a secoué la planète: tous les scénaristes américains qui m'abreuvaient de leur talent se sont mis en grève. J'ai renoué alors avec mes anciennes amours, en doublant probablement au passage le chiffre d'affaire d'Amazon.fr que je soupçonne vaguement d'avoir été à l'origine de la grève.

C'est là que ma fièvre des listes me reprend du moins pour l'instant. Je me propose le projet suivant, valable jusqu'à abandon par désintérêt et paresse: consigner ici ma liste de lecture, brièvement commentée, depuis la Grande Grève des scénaristes jusqu'à maintenant. Cela a plusieurs atouts:
  1. Je pourrai me souvenir de quoi tel ou tel livre parle dans le futur. En effet, mon cerveau n'ayant qu'un espace de stockage limité, tout livre lu en chasse les informations d'une lecture précédente (exceptés quelques mèmes qui s'échappent):
  2. Cela permettra peut-être à un quidam de passage de tomber sur un livre plus intéressant que l'autobiographie de Michel Drücker qu'on lui a offert à la Noëlle. J'ai cru en effet constater que les livres mis en avant dans les supermarchés de la culture sont, à l'instar de la musique qu'ils proposent, majoritairement médiocres. Mon narcissisme naturel et mon mépris de la plèbe me soufflent que j'ai probablement de meilleures lectures que le téléspectateur moyen de TF1, et ma générosité légendaire me pousse à partager mes découvertes.
  3. Alternativement, cela peut permettre au même quidam de passage de briller en société en feignant d'avoir lu les ouvrages mentionnés.
Voilà donc la première partie. Cette liste est chronologique, parce que j'en ai décidé ainsi. Je ne traduis pas les titres en anglais parce que je n'ai pas que ça à faire, non mais dis.



1. GlassHouse
, Charles Stross
Rien de tel qu'un peu de bonne science-fiction pour se remettre dans les rails. Charles Stross est une des stars montantes de la SF britannique, même si à l'époque je ne le savais pas encore, et mes lectures suivantes confirment que c'est un monsieur qu'il faut surveiller. GlassHouse se passe dans un futur où un type, pour échapper à un danger mortel, se rend volontairement amnésique pour que ses ennemis le laissent en paix. Oui, mais apparemment on lui en veut encore, et il ne sait même plus qui ni pourquoi. Pour esquiver le tout, il s'engage dans une expérience qui, en gros, veut recréer le monde du XXe siècle, en isolation totale. Bon, ça ne se passe pas non plus comme prévu.
Le résultat est un mélange étrange de critique sociale à la Candide (un ingénu arrive dans notre monde) et de hard SF, plaisant sans être non plus renversant.



2. Anansi Boys,
Neil Gaiman
Pour qui ne connaît pas Neil Gaiman: il faut vraiment être un gros nul pour ne pas connaître Neil Gaiman. C'est un de ces types énervants qui ont à chaque instant une quinzaine de projets et qui arrivent quand même à sortir de la qualité. Remarqué en tant que scénariste de la bande dessinée Sandman, il a écrit des choses comme Stardust, Neverwhere ou American Gods. Ces trois romans, déjà dans ma besace avec une place d'honneur, me donnaient de grands espoirs dans Anansi Boys. Le problème, c'est que Neillounet tourne un peu en rond: le même genre d'histoire, le même genre de personnages, les mêmes ressorts. Des histoires de dieux qui vivent parmi nous, qui luttent entre eux en coulisses, etc. Maintenant qu'il a assit sa réputation, il déroule, il fait du Neil Gaiman. C'est décevant.



3 & 4. Ilium & Olympos, Dan Simmons
Il y a 20 ans, Dan Simmons a écrit Hypérion. On peut en conclure deux choses: 1°) ça ne nous rajeunit pas, et 2°) de façon générale, on peut faire confiance à Simmons pour écrire de la bonne SF comme il faut.
Le monde qu'il développe ici est soigneusement déjanté: des faux dieux grecs sur Mars reconstituent l'Iliade sous les yeux d'érudits ressucités, pendant que les derniers hommes sur Terre essaient de comprendre ce qui leur arrive et que des robots viennent de Jupiter inspecter ce qui se trame sur Mars tout en discutant Proust.

Le tout est une sorte d'amalgame de genres, de la SF qui tourne autour de Shakespeare, Proust et Homère avec même une ligne de téléphérique géante soutenue par des piliers qui sont tous des Tours Eiffel.
L'explication finale par contre est moins satisfaisante que le reste de l'histoire, et a un peu l'air d'un tour de passe-passe pour faire comme si tout le reste pouvait en réalité tenir debout.
Mais bon, l'important ce n'est pas l'arrivée mais le voyage. Il faut m'imaginer déclamer la phrase précédente les cheveux au vent, les yeux perdus vers le large trahissant un peu mélancolie sous la sagesse.



5. Iron Council
, China Miéville.
China Miéville, c'est bien. Il faut d'ailleurs lire Perdido Street Station et les Scarifiés, qui sont deux autres romans se passant dans son univers qui oscille superbement entre fantasy et steampunk et qui gravite autour de la métropole de New Crobuzon. Dans Iron Council, la ville s'essaie à coloniser le continent, et se jette à corps perdu dans la construction d'une gigantesque voie de chemin de fer à travers plaines, déserts et marécages. Et puis, il y a mutinerie, des rumeurs de guerre, de la magie, de l'exploration. C'est du costaud. Il y a même, revenant des tréfonds de Perdido Street Station, une brève apparition de la Tisseuse, énorme et énigmatique araignée transdimensionnelle qui répare la toile de la réalité.
Et c'est très bien écrit, par opposition à Dan Simmons par exemple qui écrit de manière efficace mais sans être folichon. Miéville, je l'ai à l'oeil depuis le début, il faut le surveiller cet homme-là.


Bon, allez, hop, c'est tout pour l'instant.

  1. gravatar

    # by Anonyme - 6 mars 2009 à 08:21:00 UTC+1

    1) tu es toujours adorable
    2) ce n'est pas très gentil de maudire ton amoureuse dans ton blog
    3) je confirme que ta maniaquerie ne s'applique qu'aux livres et qu'elle ferait bien de s'appliquer un peu plus au ménage quotidien sous peine de représailles dantesques
    4) un jour, on aura un grand appartement au dernier étage d'un superbe immeuble du XIXeme siècle, avec notamment une grande pièce arrondie qui nous servira de bibliothèque, qu'on couvrira de livres, du mur au plafond. Vivement.
    Ol